Le conflit de Syrie a depuis 2011 sévèrement affecté les quelques 600’000 réfugiés palestiniens résidant alors dans ce pays, causant la mort de milliers d’entre eux et conduisant au déplacement de dizaines de milliers d’autres tant à l’intérieur du territoire syrien ou vers le Liban, la Jordanie et l’Egypte. Ce court article vise à analyser en quoi et comment le statut spécifique des réfugiés palestiniens a affecté leur sort en Syrie ainsi que dans les différents pays d’accueil du Proche-Orient. A bien des égards, la crise syrienne a confirmé, et même amplifié, leur vulnérabilité dans un contexte régional des plus incertains, marqué par les échecs du processus de paix israélo-palestinien et par les lendemains incertains du printemps arabe.
Les malheurs de la « discrimination positive »
Mais il est d’abord important de se pencher sur la spécificité des réfugiés palestiniens, soit les Palestiniens ayant quitté leurs foyers situés en Israël suite au premier conflit israélo-arabe de 1948 et leurs descendants, au Proche-Orient. En quoi constituent-ils une catégorie à part ? On l’a souvent dit, c’est la plus grande population de réfugiés au monde: leur nombre est estimé à plus de 7 millions d’individus, dont 5 millions sont enregistrés au Proche-Orient comme « réfugiés humanitaires » auprès des Nations Unies au Proche-Orient. Sur les quelques 610 000 réfugiés palestiniens résidant en Syrie avant le conflit, 85% étaient ainsi enregistrés auprès de l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). On peut aussi parler de la durée: il s’agit du plus vieux cas actif de réfugiés au monde, le statut de réfugié se transmettant de père en fils depuis plus de 60 ans. Mais c’est leur statut juridique qui nous importe ici. Il est constitué d’une série de discriminations juridiques et politiques « positives » revendiquées par les pays arabes (mais aussi par les réfugiés durent les premières années de leur exode) et visant à souligner la primauté du « droit au retour »: recommandé par la résolution 194 de l’Assemblée générale de l’ONU (décembre 1948), le retour des réfugiés aux foyers d’origine, qui s’exprime en terme de choix entre rapatriement ou compensation, est resté considéré comme la responsabilité directe de la communauté internationale. Ses effets pervers n’ont cessé de marquer l’existence de nombres de réfugiés.
Dès 1949, les réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA ont ainsi été exclus des deux instruments fondateurs du système juridique universel mis sur pied par la communauté internationale pour rechercher des solutions permanentes aux problèmes des réfugiés, soit le Statut du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et la Convention relative au statut des réfugiés. L’initiative de cette exclusion revient en partie aux pays arabes qui exigent qu’une distinction claire soit établie entre la question des réfugiés de Palestine, dont la solution est politique et passe par la mise en œuvre de la résolution 194, et les autres cas de réfugiés de par le monde qui ont quitté leur pays par crainte des persécutions et qui ne peuvent donc y retourner.
Cette exclusion s’est depuis lors transformée en passif humanitaire à chaque fois que les populations palestiniennes ont été exposées aux violences, de l’invasion israélienne de la bande de Gaza en 1956, à la guerre des Six-jours en 1967, aux guerres du Liban depuis les années 1970, aux soulèvements palestiniens contre l’occupation israélienne en Cisjordanie et dans la bande de Gaza depuis les années 1980, à l’ordre de déportation ordonné par l’Etat libyen en 1995, aux exactions des milices shiites suite au renversement de Saddam Hussein en 2003, jusqu’au conflit syrien depuis 2011.
Le fait que les réfugiés palestiniens aient pu bénéficier des services humanitaires d’une agence vouée exclusivement à leurs besoins de base depuis plus de soixante ans, l’UNRWA, n’a pas pour autant pas comblé ce vide de protection. Même si ses activités en matière de secours, de santé et d’éducation ont joué un rôle de protection lors de conflits, elles ne remplacent pas les activités de protection politique et physique couvertes par le mandat du HCR.
Ce sont les juridictions des pays arabes qui ont fixé le cadre légal de gestion des réfugiés palestiniens. A une exception près -la Jordanie- la gestion des réfugiés palestiniens répond en principe à deux principes promus par la Ligue arabe : l’apatridie et, sous réserves, l’égalité de traitement socioéconomique avec les nationaux du pays d’accueil. Là aussi, l’apatridie a été présentée comme une mesure de discrimination positive visant à préserver le droit au retour des réfugiés à leurs foyers. La Jordanie, à l’inverse, leur a conféré la citoyenneté afin de favoriser leur intégration socioéconomique et assurer le développement de l’économie jordanienne, en particulier celle de la rive est, mais tout en continuant à promouvoir leur droit au retour.
Quant à l’égalité de traitement entre réfugiés et citoyens des pays hôtes par rapport à la liberté de déplacement, l’accès à l’emploi et à l’éducation supérieure, ce sont des considérations internes, liées à l’équilibre politique et socioéconomique de chacun des Etats arabes d’accueil, qui en ont dicté les modalités. Cela s’est souvent traduit par des restrictions de tous ordres, notamment dans le domaine de la libre circulation et du libre accès au marché du travail auxquelles se sont ajoutées des restrictions à la liberté de parole justifiées, aux yeux des pays arabes, par l’émergence jugée déstabilisatrice du mouvement national palestinien dès la fin des années 1960 et son implication dans leurs affaires internes.
Depuis le lancement du processus de paix israélo-palestinien en 1993, le risque que la création d’un Etat palestinien se fasse aux dépens de la question des réfugiés et, partant, de leur stabilité n’a fait que renforcer les tensions entre populations hôtes et les réfugiés palestiniens. On mesure la difficulté dans des pays à population palestinienne nombreuse comme le Liban (10%) et surtout la Jordanie (environ 43%) dont le souci majeur reste la protection de sa souveraineté à face aux scénarios israéliens de transformation du pays en patrie alternative pour les Palestiniens. Ceci s’est notamment traduit, depuis le début des années 2000, par le refus de toute nouvelle immigration collective de réfugiés palestiniens sur son territoire, que ce soit les quelques dizaines de familles palestiniennes fuyant l’Iraq vers la Jordanie après 2003 et qui sont restées bloquées à la frontière Jordano-iraquienne pendant plusieurs années avant d’être réinstallées dans des pays aussi divers que le Soudan, l’Islande, le Chili, etc. Similairement, depuis 2013, les réfugiés palestiniens cherchant à entrer en Jordanie se sont vus opposer une fin de non-recevoir (voir plus bas).
L’engrenage syrien
Le conflit Syrien a non seulement fini par détériorer les conditions de vie relativement stables dont les réfugiés avaient bénéficié jusque-là, les scindant de plus en groupes politiques hostiles les uns aux autres.
La Syrie avait régulièrement été citée comme le pays d’accueil ayant le mieux traité les Palestiniens, les plaçant à quasi-égalité avec ses citoyens dans les domaines de la vie sociale et économique et même le service national.
Il a d’abord semblé que les Palestiniens allaient sortir relativement indemnes de ce conflit, notamment du fait de leur neutralité initiale jusqu’à la fin 2012 : le soutien du Hamas à rébellion syrienne s’était soldé par le départ de son leadership vers le Qatar au début 2012 et, d’autre part, les milices palestiniennes protégées par le régime syrien étaient restées relativement discrètes. Mais tout bascule en décembre 2012, lorsque des rebelles armés infiltrent le camp de réfugiés informel de Yarmouk, au sud de Damas, et s’opposent aux forces gouvernementales, avant que celles-ci n’imposent un blocus quasi-total ; on trouve des Palestiniens dans les deux camps. Le même scenario s’est déroulé dans d’autres quartiers et camps palestiniens des principales agglomérations de Syrie, de Deraa au sud jusqu’à Alep au nord : après avoir été conquises par la rébellion, ces agglomérations ont été soumises à des blocus gouvernementaux qui ont réduit la population captive à la famine, la maladie et la mort.
On retrouve là un schéma assez classique dans l’histoire des Palestiniens depuis 1948, notamment au Liban, selon lequel l’engagement armé de militants armés palestiniens conduit à la victimisation de l’ensemble de la population. Jusqu’à présent, le conflit syrien a occasionné près de 2,600 morts, le déplacement de plus de la moitié de la population à l’intérieur des frontières syriennes et vers les pays voisins.
Ces statistiques soulignent la vulnérabilité du réfugié palestinien dépourvu de la protection du HCR ; des réseaux d’entraide inter-palestiniens qui se sont révélés limités et réduits aux camps de réfugiés ; et l’incapacité de leur représentant formel, l’OLP, à peser sur le cours des évènements.
Des politiques migratoires discriminantes
La vulnérabilité des réfugiés palestiniens s’est aussi révélée à la lumière des politiques d’accueil des pays voisins de la Syrie. Car si le conflit a donné l’occasion aux populations d’accueil de démontrer leur générosité avec les réfugiés syriens, du moins durant les premiers temps de leur exode, les politiques étatiques d’accueil sont demeurées restrictives.
Ainsi, si le Liban ne s’est officiellement pas opposé, du moins jusqu’à 2014, à l’arrivée de quelques 60,000 d’entre eux (une attitude surprenante mais qui reflète en fait la faiblesse de l’Etat ainsi que des divergences d’opinion entre les différentes forces politiques) sa pratique discriminatoire envers les réfugiés Palestiniens, n’a pas varié: ils demeurent exclus de pans entiers du marché du travail, y compris dans le secteur privé, d’accès à l’éducation secondaire et supérieure, et à la propriété.
En Egypte, alors que les autorités ont pris des dispositions afin d’intégrer au mieux les 140 000 réfugiés syriens, notamment en ce qui concerne l’accès des enfants à l’instruction publique, les réfugiés palestiniens ont dû se tourner vers le secteur privé, relativement onéreux, et leur liberté de mouvement est très limitée. La situation des Palestiniens s’est notablement dégradée depuis l’arrivée au pouvoir du maréchal Sissi.
Enfin, après une phase relativement tolérante durant laquelle quelques 10’000 réfugiés palestiniens ont pu pénétrer sur le territoire national, la Jordanie a durci sa politique d’accueil depuis fin 2012 au nom de la nécessité de contrer la vision israélienne d’une Jordanie foyer national palestinien de substitution.
De nombreux réfugiés palestiniens ont été refoulés à la frontière et quelques centaines d’entre eux ayant réussi à passer clandestinement ont finalement été « parqués » dans un centre de rétention à Cyber City, un complexe industriel situé près de la frontière jordano-syrienne, en attendant leur retour en Syrie ou leur réinstallation dans un pays tiers. On note que cette politique n’a jusqu’à l’heure rencontré aucune opposition dans le pays, y compris dans les rangs des réfugiés palestiniens, si ce n’est de la part de l’UNRWA et de quelques organisations de droits de l’homme.
C’est là une confrontation entre deux logiques incommensurables : celles des droits de l’homme et du droit humanitaire d’un côté ; celle de la souveraineté nationale et de la protection des intérêts nationaux de l’autre.
Conclusion
Comme tant de fois depuis 1948, les Palestiniens se trouvent pris dans les fourches caudines de l’histoire moyen-orientale et des lacunes du droit international. Mais comme le fit remarquer l’ancien Commissaire-Général de l’UNRWA en 2014, la situation est presque pire qu’en 1948 puisque la générosité d’alors des pays arabes a fait place à la méfiance et au rejet. La situation désastreuse des réfugiés palestiniens de Syrie témoigne en fin de compte, avec la faillite du processus de paix israélo-palestinien, l’impasse totale du projet national palestinien.
BIBLIOGRAPHY
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Al Husseini, Jalal ; Dorai, Kamal: “La vulnérabilité des réfugiés palestiniens à la lumière de la crise syrienne” (2013), Confluences Méditerranée, 87 – Automne 2013, pp.95-107.
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