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Paris, le 22 Décembre 2020
Chère France,
Comme tu[i] le sais, j’ai assisté, sur tes recommandations, au Congrès International des Capitales du monde. Je dois admettre que, si c’est avec réticence et appréhension que je m’y suis rendue, je t’écris désormais avec frénésie. J’ai en effet, tant à te raconter! Au-delà du rapport banal que je me dois de te faire, et que je te ferai parvenir sous peu dans un second courrier, je devais absolument me confier à toi au sujet d’une rencontre que j’ai faite, et qui fut des plus bouleversantes.
J’ai en effet eu l’opportunité de faire la connaissance du jeune Managua. Son nom doit vaguement te dire quelque chose. Il est le protégé de ton ami Nicaragua, bien qu’ils entretiennent une relation plutôt compliquée d’après ce que j’ai entendu. Toujours est-il que le nom du jeune homme était placé au bas de la liste des villes qui demandaient audience avec moi. Bien sûr Bruxelles était première de file, surement pour discuter de cette pandémie qui paralyse notre vieux continent, ou pour colporter de nouveaux commérages sur Londres et leur relation plus que bancale. J’ai d’ailleurs aperçu la belle Anglaise, la larme à l’œil, cherchant auprès de moi consolation et soutien vis-à-vis de sa récente désolidarisation d’Europe justement. Seul Washington est venu causer urbanisme avec moi. Quelques réformes semblent de bonne augure pour lui depuis qu’un nouveau président est à la direction de son Etat. Bref, une jolie cohue vide de sens à mes yeux.
Sa question m’a donné une claque. Nous savons toutes les deux que je suis loin de correspondre à cette image de perfection qu’il me prêtait.
Restait donc sur cette liste, le mystérieux Managua. Je connaissais son histoire mais ne m’était que très rarement entretenu avec lui. Sa demande de rendez-vous m’a donc beaucoup intrigué. Je l’ai invité à me parler en privé. La raison de sa visite était de nature complètement différente des autres, beaucoup plus personnelle. Sa première question a directement attisé ma curiosité, et m’a fait faire un bond de plus de cent ans en arrière, me rappelant par la même occasion, mon rôle de « Ville Lumière ».
« Qu’a-t-il bien pu te demander ? », je t’entends marmonner ma chère France. Eh bien, Managua a tout simplement voulu savoir comment je faisais, moi la « Grande Paris » – comme il m’a si joliment dit – après tout ce que j’ai pu vivre, toutes mes métamorphoses, à toujours rayonner et avoir l’air si soignée. Sa question m’a donné une claque. Nous savons toutes les deux que je suis loin de correspondre à cette image de perfection qu’il me prêtait. C’est donc ce que je lui ai tout simplement expliqué. Je lui ai dit que des blessures bien plus graves demeuraient toujours en moi.
Je suis peut-être belle, mais je ne suis pas en harmonie avec moi-même, je suis fracturée à l’intérieur et ce depuis de nombreuses années, malgré moultes interventions par de soi-disant « grandes têtes » du continent. Je me souviens surtout de deux médecins: Napoléon III, et son protégé le Baron Haussmann. Mon héritage médiéval me rendait trop puissante, dangereuse, j’étais devenue inquiétante, incontrôlable. Ils m’ont donc réduit à l’Etat de chef d’œuvre amorphe, divisant mes propres murs, ma propre population, se servant de ma beauté pour s’engraisser au sens propre comme au figuré. Haussmann avait tout misé sur une greffe de nouvelles artères empêchant selon lui la coagulation de groupes pauvres et permettant un meilleur transit. Il a voulu connecter espaces publics et privés les rendant complètement interdépendants. Résultat aujourd’hui je suis certes une icône pour mon pays, pour toi ma France. Et j’en suis plus que fière. Mais au fond je suis démolie, cet incendie qui m’a réduite en cendres en 1871 a marqué la fin de moi.[ii] Et ces rapaces ont su en tirer profit. Comme des joueurs d’échecs ils se sont amusés à déplacer ceux qui pour eux n’étaient pas plus que des pions, s’amusant à faire tomber mes tours, ayant tout pouvoir sur mes couloirs et rangées. Zola était l’un des seuls à avoir réellement entendu ma cause, il disait qu’ « on a coupé Paris en quatre. Une entaille là, une entaille plus loin, des entailles partout. Paris haché à coups de sabre, les veines ouvertes ».[iii] Ferry aussi a tenté d’user de sa plume pour me défendre face à la folie d’Haussmann.[iv] Au moins un, soucieux du Monde d’Après[v]! Puis il y a eu Picard, un homme qui avait compris les véritables effets secondaires de ces opérations urbaines: on m’estropiait de toute une classe sociale, tout un groupe de gens, ouvriers pour la plupart, que j’habitais en mon ventre[vi] et dont je fus forcée de m’éloigner.[vii]
Au lieu de me diriger vers la guérison, ils m’ont fait miroiter un futur de luxure. A quoi bon vivre cette vie si je ne peux en faire profiter qu’une infime partie de mes hôtes? Cette question il n’était pas de mon ressort de la poser.[viii] Je ne pouvais que subir et observer l’élargissent d’un fossé intérieur.
Il m’a dit que ce masque de paillettes dont je me protège aussi, on tente de le lui faire porter depuis le début des années 2000, à coup de nouvelles routes bien plus sures mais toujours plus cinglante
Le petit Managua écoutait tout cela sans broncher. Bien sûr il me comprenait. Il procéda à me raconter son histoire à lui. Lui aussi a subi bon nombre d’opérations tu sais, France. Nous avons suivi le même destin : un accident qui a tout fait basculer. Moi, j’ai été contrainte de renaitre de mes cendres; lui, a dû se reconstruire entièrement à la suite d’un tremblement de terre dans les années 70[ix]. Il a connu bon nombre de chirurgiens, des Sandinistes idéalistes d’abord, des droitistes postrévolutionnaires obsédés par la volonté d’effacer toute cicatrice de son passé ensuite. Résultat, aujourd’hui on le surnomme « la Ville Chaotique » vers chez lui. Il m’a dit que ce masque[x] de paillettes dont je me protège aussi, on tente de le lui faire porter depuis le début des années 2000, à coup de nouvelles routes bien plus sures mais toujours plus cinglantes et notamment une: « la pista » qui l’a fracturé de bout en bout, d’Est en Ouest. A mesure qu’il s’embellissait et perdait son âme d’indompté, une partie de sa personnalité disparaissait, ségréguée à jamais. Il s’est fait apprivoiser, résigné face à l’inévitabilité de la chose.[xi] Il est difficile de s’opposer au progrès.
Je revoyais à travers le conte de sa vie, ma propre biographie. Le visage d’une Paris timide, naïve, rebelle, mal dans sa peau, idolâtrée d’un côté, vers l’Ouest, amputée et haïe de l’autre, en périphérie, où avait été relégué le « petit peuple ». Je dois admettre que j’ai aimé servir de muse à Baudelaire, Rimbaud, Verlaine et tous ces peintres impressionnistes qui, suite à ma transformation physique, ne cessaient de me flatter, de prendre inspiration de moi. Je me complaisais à ignorer tout un pan de ma personnalité, me dédoublant définitivement pour ne me concentrer que sur ce « moi » renaissant dans les arts, les sciences, la technologie. Toi, ma France, tu m’as rappelé que j’étais encore debout cent ans après la Révolution, et tu m’as récompensée de cette tour du Champ de mars en métal que toutes les capitales de ce monde aujourd’hui m’envient.[xii] Je ne peux pas dire que je regrette ces heures glorieuses chère France. Mais j’ai admis à Managua que je me sens coupable car au fond, je n’étais toujours pas guérie. Je m’agrandi mais me dévergonde par quartiers et toujours souffre de violence nocturne.[xiii] Je ne suis pas convaincue que le jeu marqué par ces agressions structurelles en valait réellement la chandelle. J’ai fait part de ce doute au jeune garçon. Oui, « Paris change! mais rien dans ma mélancolie n’a bougé ».[xiv]
Managua et moi, nous réalisions qu’en fin de compte, nous avions subi le même sort, avons été victimes des mêmes violences, et à moins qu’une prise de conscience ne se fasse à un niveau bien plus haut que le nôtre, jamais les choses ne changeront. Ces voyous ont bien fait leur travail. Ils ont divisé nos peuples pour mieux les contrôler. Chacun est désormais trop occupé à cultiver son propre jardin pour pouvoir s’imposer contre interventions d’une telle ampleur.[xv]
Comme tu le sais, ton ami Nicaragua est moins fortuné que toi ma France. Et si tu as pu m’aider à me relever de ces agressions structurelles de par ton chauvinisme et ton esprit révolutionnaire, Managua n’aura pas autant de chance que moi. Le sol sur lequel le petit marche, symbolisé par son passé, est encore bien trop délicat et risque de se briser à tout moment. Son casier judiciaire n’est pas aussi respectable que le mien, mais lui aussi souffre. Il souffre de cette schizophrénie grandissante, il ressent paradoxalement en lui cette violence croissante qu’il ne peut maitriser, effet direct de ses transmutations forcées. Managua a subi une transformation très réfléchie mais qui ne sert pratiquement qu’à ceux placés assez haut pour tirer les ficelles.[xvi]
Ce n’est pas la perfection structurelle que nous devons rechercher, mais l’unité.
Alors que notre audience prenait fin, sur le quai du départ, j’ai réalisé avoir dévoilé à Managua mes plus précieux secrets. Jamais je ne m’étais confiée ainsi à quelconque autre ville. Nous sommes des monstres que nulle ne pourra complètement guérir. Chaque élément en nous interagit de façon à former cette petite sorte de symbiose imparfaite. Et malgré ce qu’on tente à nous faire croire, « ce n’est pas la perfection structurelle que nous devons rechercher, mais l’unité », lui ai-je dit. Managua m’a regardé d’un regard songeur et m’a quitté.
Ce petit m’a fait réaliser, ma chère France, l’importance de ces échanges. Je souhaite désormais faire honneur à mon titre de Ville Lumière et continuer à éclairer les capitales de ce monde en échangeant davantage avec elles. Nous avons tant à apprendre les unes des autres.
Alors je te remercie de m’avoir envoyé à ce Congrès. Tu recevras mon compte-rendu officiel sous peu. En attendant, portes-toi bien.
Mes plus profondes amitiés,
Paris
Explanatory appendix
The story is inspired by Dennis Rodgers’ article “Haussmannization in the Tropics: Abject urbanism and infrastructural violence in Nicaragua”, Ethnography, 13(4): 413-438 (2012), which draws parallels between the urban developments of Managua and Paris, both intrinsically and in terms of their socio-economic impacts. More specifically, it traces how infrastructural “improvements”, embedded in systems of public-private partnerships in both cases led to the division of the urban populations, and increased discrepancies between social classes. The article’s argument according to which changes in cities’ plans are equivocal to acts of abject urbanism, or infrastructural violence is mirrored in the story by Paris’ resentment and animosity towards those who imposed a treatment that led to the mutation of a disease she has long been diagnosed with. This personifying of the city enhances the message, as does the letter format of the short story. Paris’ point of view is reported through her epistolary correspondence with France, who is also her supervisor and friend. She reports on her attendance to a Congress where she provided a younger generation of cities with useful advice as to surmounting obstacles she once had to face herself. In this piece, Paris recounts her encounter with Managua, a young boy entering the prime of his life, who has to make difficult vital choices. Managua indeed suffers a similar disease Paris once had, he has gone through identical struggles and asks Paris for recommendations on ways to deal with his profoundly anchored wounds on a daily basis. Paris guides us through this conversation, explaining her own battles and detailing her attempts for internal reconstruction and physical transformation. She mentions to Managua the name of her surgeon, a certain Mister Haussmann, whose questionable and controversial methods paved the way of her said “recovery”. Paris concludes by exposing the truth to Managua. She discloses her constant visceral schizophrenia and reveals that she never completely healed, finding comfort in denial and other aspects of her vivid life: A luxury Managua cannot afford. She eventually instructs the adolescent not to follow in her footsteps any further, guiding him towards a quest to wholeness and intramural unity rather than perfection manifested in corporeal fragmentation.
Footnotes
[i] Paris s’adresse à sa vieille amie inséparable, la France, qu’elle tutoie donc bien que cette dernière reste sa supérieure.
[ii] Incendie qui ravagea l’Hôtel de ville notamment.
[iii] Emile Zola, La Curée (Paris: Livre de Poche, 1984 [1871]).
[iv] Jules Ferry, Les comptes fantastiques d’Haussmann, (1868).
[v] Ibid, « Nous le pleurons de toutes les larmes de nos yeux, en voyant la magnifique et intolérable hôtellerie, la couteurse cohue, la triomphante vulgarité, le matérialisme épouvantable que nous léguons à nos neveux »
[vi] Allusion aux Halles, cf. Emile Zola, Le Ventre de Paris (Paris: Charpentier, 1878 [1873]).
[vii] Juliette Glikman, « Les comptes fantastiques d’Haussmann, de Jules Ferry: Commentaire et extraits », Napoleon, (2019). « Dès 1861, Ernest Picard, député du département de la Seine, dénonce des opérations urbaines chassant les plus modestes. […] le prolétariat urbain a dû se déplacer. Le métissage social caractéristique du Paris de Balzac s’estompe. »
[viii] Dennis Rodgers, “Haussmannization in the tropics: Abject urbanism and infrastructural violence in Nicaragua”, Ethnography, 13(4), 2012: 420. “The city had little choice other than accepting new developments as fait accompli”.
[ix] Rodgers, “Haussmannization in the Tropics”, 415.
[x] Cf. Victor Hugo, Actes et paroles IV. Politique Paris (1985), 30-32. « Quand il est mécontent Paris se masque. De quel masque ? D’un masque de bal ».
[xi] Rodgers, “Haussmannization in the Tropics”, 427. “fatalistic worldview”.
[xii] La Tour Eiffel, construite à l’occasion de l’exposition universelle de 1889, en l’honneur du centenaire de la Révolution Française.
[xiii] Ouverture du Moulin Rouge et du Chat Noir par exemple.
[xiv] Charles Baudelaire, « Le Cygne», Les fleurs du mal (Paris: Gallimard, 1996 [1861]).
[xv] Rodgers, “Haussmannization in the Tropics”, 422. “those who were dispossessed internalized new ways of being that were more egocentric and fragmentary”.
[xvi] Ibid, 414. “the highly purposeful and elite-oriented nature of Managua’s transformation”.
Featured image by Alex Mustaros (courtesy of Unsplash)
Quelle présentation originale et que de vérité en qq lignes . Félicitations. A quand un prochain texte.
Cher Steve,
Merci beaucoup pour votre commentaire qui fait chaud au cœur!
L’écriture est une passion à laquelle je suis ravie de me consacrer dès que l’opportunité m’en est donnée.