Lettre à Madame la Maire

Image by Julian Tysoe (Flickr, CC BY 2.0).
image_pdf

Le 4 janvier 2021

 

English Version

Madame la Maire,

 

Si je vous écris aujourd’hui, c’est pour vous faire part de ma tristesse, et de mon indignation.

La semaine dernière, Negzzia est morte. Negzzia était une jeune Iranienne, venue se réfugier à Paris après avoir été condamnée à cent quarante-huit coups de fouets par son gouvernement. Comme des milliers de personnes en France, Negzzia était ce qu’on appelle couramment un sans-domicile fixe. Elle a été retrouvée morte, empalée sur une balise en forme d’obélisque, sous le pont de la porte de la Chapelle. Peut-être était-ce un accident, ou peut-être était-ce son choix d’en finir avec la vie – bien que s’il le fut, il fut motivé par des évènements hors de son contrôle. Personne ne saura jamais ce qui est arrivé.

Les balises qui ont eu raison de Negzzia sont un exemple de ce qui a été récemment nommé « dispositifs anti-SDF ». Ces dispositifs, dont la vocation est rarement formulée de manière explicite, ont, depuis quelques années, fleuri dans les espaces publics parisiens et autres villes de France. Ce que les autorités publiques et partisans de ces dispositifs qualifient d’architecture « défensive », dont le but serait de rendre nos villes plus sûres, propres et fluides, est en réalité de l’architecture « hostile ».

A première vue, la plupart de ces dispositifs semblent inoffensifs. Mais en regardant plus près, on réalise rapidement que ces dispositifs sont violents ; au sens actif, comme, en l’occurrence, dans le cas de Negzzia, mais également au sens passif. Derrière cette architecture hostile se cache une violence silencieuse et invisible, une violence structurelle, systémique et systématique, dirigée vers ceux qu’elle vise ; le plus souvent les sans-abris.

Prenez les bancs que l’on trouve communément dans les espaces publics. Vous avez dû remarquer que leur design a changé, que certains sont devenus plus courts et étroits, parfois fortement inclinés, ou que d’autres ont été séparés par des barres de métal se faisant passer pour des accoudoirs. A certains endroits, le banc a radicalement changé de forme, prenant des aspects bizarres comme ces barres de métal qu’on voit souvent aux arrêts de bus et de métro et sur lesquelles il n’est pas possible de vraiment s’asseoir, ou, du moins, par pour longtemps, ou encore ces gros rochers qu’on trouve fréquemment dans les parcs. Bien que l’intention de ces changements n’ai jamais été nommée, il est facile de l’imaginer. Le banc traditionnel a été remplacé par le banc hostile dans un seul but : empêcher les sans-abris de s’y allonger et, par conséquent, d’occuper trop longtemps un espace public.

Derrière cette architecture hostile se cache une violence silencieuse et invisible, une violence structurelle, systémique et systématique, dirigée vers ceux qu’elle vise ; le plus souvent les sans-abris.

Prenez encore ces balises et autres poteaux pointus, comme ceux qui ont eu raison de Negzzia, qui se sont multipliés sous les ponts, là où les sans-abris se réfugient lors de mauvais temps, ou encore aux rebords des fenêtres, sur les perrons de portes et aux entrées des bâtiments. Il est facile de deviner qu’ils ont été placés à ces endroits stratégiques pour dissuader quiconque de s’y installer et de s’asseoir voire pire, de s’allonger. Vous avez également dû constater que récemment à Paris, des grillages ont été disposés autour des bouches d’aération des lignes de métro, qui souvent servent d’unique point de chaleur aux sans-abris en hiver, pour en empêcher l’accès.

Je pourrais mentionner des dizaines d’autres exemples, comme les poubelles couvertes scellées par un cadenas pour dissuader quiconque d’y plonger la main, ou les grillages barrant l’accès aux parking et passages souterrains après une certaine heure.

Bien que ces mécanismes passent habituellement inaperçus aux yeux du passant pressé, ils le sont moins pour celui qui les remarque, et franchement flagrants pour ceux qu’ils visent. Pour ceux-là, le message est clair : ils ne sont pas tolérés dans l’espaces public et ne devraient pas s’y trouver.

Les dispositifs anti-SDF ne sauraient être interprétés comme un évènement isolé et sporadique car, en réalité, ils ne sont qu’une manifestation du phénomène plus général qu’est la manière dont la société gère le problème d’itinérance et, par extension, de la manière dont elle le perçoit. Le mobilier anti-SDF doit être interprété en concomitance avec la législation qui touche à l’itinérance, comme les arrêtés anti-mendicité ou le projet de loi « engagement et proximité » qui, si adopté, permettrait aux mairies d’infliger des amendes aux sans-abris pour occupation du domaine public. Les dispositifs anti-SDF s’inscrivent dans le même contexte que les violences policières envers ces migrants qui, expulsés du camp de Saint Denis, étaient venus s’installer place de la République novembre dernier. L’absence d’installations publiques découle du même phénomène ; nous nous indignons à la vue d’un sans-abri qui urine dans un espace public sans nous demander à quelle distance se trouvent les toilettes publiques les plus proches, et nous les blâmons pour leur manque d’hygiène sans remettre en cause le manque d’installations publiques pour se laver.

Toutes ces mesures- dispositifs et législation anti-SDF, absence de structures adéquates- révèlent une réelle aversion envers les sans-abris, un désir de les cacher, de ne plus les voir, de les chasser plus loin, hors de la vue du reste de la société. Elles témoignent d’un certain malaise, embarras, voire dégoût envers ces personnes tombées du train à grande vitesse dans lequel nous sommes contraints de prendre place si nous ne voulons pas être exclus, comme elles, de cette société.

Loin de remédier au problème d’itinérance et d’aborder les milles raisons qui, par un malheureux concours de circonstances, poussent un individu à se retrouver à la rue, les dispositifs anti-SDF servent seulement à cacher la pauvreté. Loin d’apporter des solutions concrètes qui contribueraient à réduire le nombre de sans-abris, ces dispositifs repoussent à plus tard les grandes questions, les discussions sur les grands maux de notre société qui sont à l’origine de la pauvreté, de l’exclusion sociale, et du manque de compassion envers les plus démunis.

Bien que ces mécanismes passent habituellement inaperçus aux yeux du passant pressé, ils le sont moins pour celui qui les remarque, et franchement flagrants pour ceux qu’ils visent. Pour ceux-là, le message est clair : ils ne sont pas tolérés dans l’espaces public et ne devraient pas s’y trouver.

Ces dispositifs sont non seulement cruels, absurdes et désagréables à l’œil, ils sont également couteux. Je soupçonne la France de ne pas réellement vouloir remédier au problème d’itinérance car si c’était le cas, elle investirait les moyens employés dans la conception et la mise en œuvre de ces dispositifs dans des programmes de réinsertion des sans-abris dans la vie active, ou dans des programmes de logement pour permettre à tous, même ceux avec des revenus modestes, de dormir sous un toit.

Madame la Maire, comment la France peut-elle se revendiquer la « patrie des Droits de l’Homme » tout en faisant acte de violence envers les plus vulnérables de ses propres citoyens et ceux qui sont venus s’y réfugier ? Comment peut-elle se revendiquer la patrie des Droits de l’Homme lorsque, par ces dispositifs, elle leur enlève leur droit le plus fondamental : leur dignité ?

Que ces dispositifs aient été pensés, dessinés, conçus, approuvés, financés et finalement mis en place par des êtres humains afin d’exclure et harceler est révoltant. Qu’est-ce que cette volonté intentionnelle de torturer, littéralement, en privant de repos ceux qui sont si déjà fatigués, et de les repousser sans-cesse dans des lieux plus insalubres et violents, révèle-t-elle de notre espèce ? Nous sommes-nous interrogés sur les conséquences physiques et peut-être plus important encore, psychologiques de ces dispositifs sur ceux qu’ils visent ?

Le mobilier anti-SDF n’est qu’une face de l’architecture hostile. Les innombrables caméras de surveillance qui nous traquent partout où que nous aillions, les barrières ornées de dents qui barrent l’entrée aux bâtiments et parcs, les émetteurs d’ultrasons à haute fréquence perceptibles seulement par les oreilles des jeunes pour les décourager de rester trop longtemps à un endroit, la privatisation croissante de l’espace public, tous font partie d’un ensemble de mesures qui visent à discipliner les citoyens et faire régner l’ordre. Ces mesures me rappellent étrangement le roman de George Orwell 1984 où tout est surveillance, béton et menace. Nous nous éloignons des cités idéales imaginées par Vincent Callebaut et Jacques Ferrier où la nature et les humains vivraient en symbiose. Au contraire, nos villes deviennent toujours plus aseptisées, agressives et froides.

Madame la Maire, comment la France peut-elle se revendiquer la « patrie des Droits de l’Homme » tout en faisant acte de violence envers les plus vulnérables de ses propres citoyens et ceux qui sont venus s’y réfugier ?

D’une certaine manière, cette architecture hostile est anti-démocratique. Elle détermine qui a le droit d’occuper l’espace public et qui en est exclu. Elle nous a été imposée et nous dessert, tous. L’absence de bancs convenables nuit à la femme enceinte, aux personnes âgées et aux infirmes. Les balises et poteaux pointus sont dangereux pour les enfants, les malvoyants et pour nous tous, comme ils l’ont été pour Negzzia. Cette architecture qui exclut nous encourage à nous méfier les uns des autres et nous dissuade de profiter des espaces publics, à tisser des liens, à faire des rencontres. A vouloir rendre les espaces publics plus sûrs, ces dispositifs nous rendent davantage solitaires et individualistes.

J’encourage les militants et artistes engagés contre cette violence à continuer de dénoncer, recenser et cartographier les dispositifs d’architecture hostile. J’invite nos sociologues, philosophes, journalistes et juristes à étudier et questionner ces dispositifs, ainsi que le contexte dans lequel ils émergent. J’invite également nos architectes-urbanistes, paysagistes et chargés de planification à repenser ces dispositifs et nos espaces publics afin de raviver et favoriser l’intégration et la mixité sociale dont nous avons tant besoin. Par faute de le faire, nous pourrions bel et bien finir par vivre dans des villes similaires au Londres d’Orwell.

Finalement, je vous invite, Madame la Maire, à prendre les mesures nécessaires afin de faire enlever les dispositifs anti-SDF et autre mobilier d’architecture hostile afin que l’histoire tragique de Negzzia ne se reproduise plus, et, plus simplement, pour rendre nos villes plus humaines.

Veuillez agréer, madame la Maire, l’expression de mes sincères salutations.

Une citoyenne française.

 

Annexe explicative

Cette lettre ouverte est une réécriture de l’article de Robert Rosenberger, “On hostile design: Theoretical and empirical prospects”, Urban Studies, 57(4): 883–893 (2020). Celui-ci est est une courte introduction au phénomène émergent qu’est l’architecture hostile. L’intention de cet article est davantage une invitation à développer des théories afin d’identifier, comprendre, catégoriser et conceptualiser ce phénomène, ce qu’il implique, et dans quel contexte il émerge, qu’une critique de ce phénomène. Rosenberger porte ouvertement un jugement normatif sur l’architecture hostile et met des mots sur cette violence « passive » que j’avais déjà remarquée à Paris. Dans cette lettre ouverte, j’ai voulu pousser plus loin la discussion sur la violence qui se cache derrière l’architecture hostile, en particulier vis-à-vis des sans-abris qui sont les plus visés par cette architecture.

J’ai choisi de réécrire cet article en lettre ouverte en m’inspirant de la célèbre lettre ouverte d’Emile Zola, « J’accuse », ainsi que le discours sur la peine de mort de Robert Badinter. La lettre ouverte permet un discours engagé, adressé à une personne en particulier (en l’occurrence, la Maire de Paris) et à une large audience en même temps. J’y ai incorporé des arguments moraux pour dénoncer le caractère immoral de certains dispositifs et certaines mesures.

En ce qui concerne l’ouverture de la lettre, je me suis inspirée de deux histoires réelles. Celle de Negzzia, une jeune femme venue se réfugier en France après avoir été condamnée à 148 coups de fouets par le gouvernent iranien pour avoir posé dénudée pour un photographe (Negzzia est mannequin). Elle a vécu quelques années dans les rues de Paris et a même écrit un livre dans lequel elle raconte son histoire et les difficultés auxquelles elle a fait face lorsqu’elle était SDF. Qui sait ce qu’il serait arrivé à Negzzia si elle n’avait pas été aidée pour se sortir de cette situation. Depuis, Negzzia a reçu le statut de réfugié et travaille désormais en France.

Je me suis également inspirée de l’histoire de Pawel Koseda, un jeune homme de nationalité polonaise qui a été retrouvé mort, empalé sur une clôture entourant un parc de Londres en 2015. Pawel était sans-abri et professeur d’université lorsqu’il vivait en Pologne ce qui est, je pense, important de préciser afin de déconstruire les stéréotypes sur les sans-abris. Les clôtures à embouts pointus sont courantes dans de nombreuses villes et peuvent être considérées comme un exemple d’architecture hostile. Dans le cas de Pawel, la violence était physique mais la violence psychologique de ces dispositifs est également à prendre en considération.

J’ai également voulu donner des exemples concrets de dispositifs anti-SDF, législations et violences policières visant les SDF à Paris et en France. A Paris, cette violence est omniprésente. Par exemple en 2017, des rochers, balises et autres dispositifs anti-SDF ont été installés sous le pont de la porte de la Chapelle pour empêcher les SDF et les migrants d’y dormir. C’était un lieu très populaire où ils venaient se reposer, surtout lors d’intempéries. Les tentes des SDF sont souvent vandalisées et l’on recense d’innombrables violences- policières ou non- contre les SDF.

Finalement, j’ai également voulu mentionner le fait que dans certaines villes modernes, la menace d’un « Big Brother » qui nous surveillerait se fait ressentir. La surveillance y est permanente par les caméras de surveillance, les micros et l’autocensure générée par la peur d’être dénoncé (par exemple par un chauffeur de taxi à qui on aurait fait une remarque sur les autorités). Cette surveillance fait partie intégrante de l’architecture hostile et rend les villes non pas plus sûres et agréables à mon avis mais plus menaçantes et étouffantes. 

Featured image by Julian Tysoe (Flickr, CC BY 2.0).

Cite this article as: Turincev, Nathalia. February 2021. 'Lettre à Madame la Maire'. Allegra Lab. https://allegralaboratory.net/lettre-a-madame-la-maire/

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *